Louise Desmarais, militante féministe, auteure de La bataille de l’avortement, chronique Québécoise
Marie Mathieu, militante féministe et sociologue (CRESPPA-CSU), auteure d’une thèse de doctorat intitulée Derrière l’avortement, les cadres sociaux de l’autonomie des femmes.

Il y a 50 ans, soit le 14 mai 1969, la Chambre des communes du Canada, qui ne comptait qu’une seule femme parmi ses député·e·s, légalisait l’avortement uniquement dans les cas où la continuation de la grossesse mettait en danger la vie ou la santé de la femme. En 1988, dans un jugement historique, la Cour suprême du Canada invalidait les dispositions du Code criminel adoptées en 1969, estimant qu’elles portaient atteinte au droit à la sécurité et à l’intégrité physique et émotionnelle de la femme enceinte.

Mais à l’été de 1989, cette victoire arrachée de hautes luttes est menacée! Chantale Daigle, âgée de vingt ans et enceinte de dix-sept semaines, quitte son conjoint Jean-Guy Tremblay, un homme jaloux, contrôlant et violent. Elle décide de mettre fin à sa grossesse et en informe son ex-conjoint qui s’adresse aussitôt aux tribunaux pour tenter de l’empêcher d’avorter, invoquant ses droits en tant que géniteur et ceux du fœtus.

Le 17 juillet 1989, le juge Viens de la Cour supérieure du Québec accorde à Jean-Guy Tremblay une injonction interdisant à Chantale Daigle d’obtenir un avortement, malgré son témoignage. Le 26 juillet, la Cour d’appel du Québec maintient l’injonction, par une décision majoritaire de trois juges hommes. En dernier recours, Chantale Daigle s’adresse à la Cour suprême du Canada.

L’affaire déclenche un véritable raz-de-marée à travers le pays et donne lieu à un grand mouvement de solidarité internationale. Il s’agit d’« une prise d’otage du corps des femmes et d’une atteinte à leur droit à la vie privée » comme le souligne alors la Coalition québécoise pour le droit à l’avortement libre et gratuit (CQDALG). Cette dernière appelle à une manifestation de solidarité : le 27 juillet 1989, plus de 10 000 personnes marchent dans les rues de Montréal pour soutenir Chantale Daigle et réaffirmer le droit des femmes à disposer de leurs corps. Ensemble, elles scandent le slogan devenu célèbre : « Ni pape, ni juge, ni médecin, ni conjoint, c’est aux femmes de décider! »

Face à l’incertitude de la décision de la Cour suprême, Chantale Daigle, enceinte de vingt-deux semaines contre sa volonté, avorte à Boston le 1er août, grâce à l’aide de quatre militantes du Centre de santé des femmes de Montréal. Le 8 août 1989, les neuf juges de la Cour suprême du Canada annulent l’injonction à l’unanimité. En substance, ils affirment que ni le Code civil du Québec ni la Charte québécoise ne confère au fœtus le statut d’être humain et ne lui reconnaît de personnalité juridique. Les droits du père en puissance n’existent pas. Rien dans la législation québécoise et la jurisprudence n’accorde le droit au géniteur de contraindre une femme à poursuivre une grossesse contre sa volonté.

Nous profitons du 30e anniversaire de cette victoire pour saluer le courage de Chantale Daigle qui a osé désobéir et défier le système judiciaire canadien. Elle a agi de manière responsable, refusant de poursuivre une grossesse dans un contexte de violence conjugale, qui aurait été dangereux pour elle et l’enfant qui aurait pu naître. Sa victoire a permis de réaffirmer le droit de toutes les femmes du Canada de décider pour elles-mêmes.

Nous rappeler ces événements est important, car s’il est vrai que nous jouissons au Canada de la totale liberté en matière d’avortement, et ce, depuis plus de trente ans, l’histoire nous apprend que cet état de fait ne garantit pas l’avenir. Nous avons d’ailleurs été consternées d’apprendre que, le 14 mai dernier, l’Alabama avait adopté, par une majorité de 25 sénateurs – tous des hommes blancs, républicains – la loi la plus répressive des États-Unis en matière d’avortement. Elle est le résultat prévisible des attaques répétées de la droite religieuse américiane et d’un mouvement anti-avortement de plus en plus puissant.

La diffusion du film américain anti-avortement Unplanned à la veille du déclenchement des élections fédérales n’est pas un hasard. Il s’agit d’une ingérence dans le processus électoral canadien du mouvement anti-avortement américain qui juge inacceptable et dangereux la liberté de choisir acquise par les Canadiennes. Nous ne sommes pas dupes, ce film est une réelle arme de propagande dans cette guerre menée contre les femmes et dont l’enjeu est clair : faire élire le plus grand nombre de député·e·s conservateurs anti-avortement afin de restreindre l’exercice du droit à l’avortement des Canadiennes et des Québécoises, voire à le supprimer. Nous dénonçons ces pratiques qui sont des actes violents envers les femmes. L’avortement fait partie intégrante des trajectoires reproductives des femmes. Il est un acte médical sans risque pour la santé lorsqu’il est légal et pratiqué dans des conditions sécuritaires.

L’avortement est et sera une nécessité absolue tant et aussi longtemps… qu’une grande majorité d’hommes n’assumera pas ses responsabilités en matière de contraception, qu’il n’existera pas de moyens de prévention des naissances efficaces et sans risque pour la santé des femmes, que les différents modes de contrôle des naissances ne seront pas gratuits pour toutes et tous, qu’une éducation sexuelle positive, inclusive et émancipatrice ne sera pas dispensée à tous les niveaux d’éducation. L’avortement est et sera une nécessité absolue tant et aussi longtemps… que les femmes serviront de butin de guerre, que subsisteront les viols, les incestes, les rapports sexuels contraints, les maltraitances gynécologiques, les violences obstétricales et conjugales et les féminicides.

Les opposant·es à l’avortement tiennent un discours sur des vies qui ne sont pas les leurs, s’arrogeant le droit de décider pour les autres. Nous refusons de leur accorder le monopole du discours sur « le respect de la vie » ou encore « le droit à la vie ». De tout temps, les femmes ont pris soin de cette vie ou plutôt de ces vies incarnées, en assumant la plus grande part du travail domestique, de l’éducation des enfants et du care dans les sphères familiale et professionnelle. Elles n’ont pas à recevoir de leçons étant encore et toujours celles qui s’occupent et soignent les êtres vivants au quotidien. Pour elles, « le droit à la vie » n’est pas seulement un principe qui n’exige rien d’autre que d’être proclamé et que l’on peut imposer à d’autres. Les femmes doivent être libres de décider de se reproduire ou non, du nombre, du moment et des conditions de la mise au monde des êtres humains.

Nous ne sommes pas et ne seront jamais des servantes écarlates vouées à la reproduction d’une espèce, qui serait alors inhumaine. S’attaquer au droit à l’avortement, c’est remettre en question l’humanité de plus de la moitié de la population, c’est priver les femmes de leur droit fondamental à la santé et à la sécurité, c’est vouloir contrôler leurs corps et leurs vies.

Le droit à l’avortement sans condition n’est pas négociable au Canada, au Québec ni même ailleurs!

Page reliée : Chantal Daigle et le droit à l’avortement, Archives de Radio-Canada, 07.08.2019