par Émilie Pelletier du CALACS de l’Est du BSL et Vinciane Cousin de La Débrouille, au nom de sept organismes.*

Les dernières années ont vu s’élever, avec une force inoubliable, les voix de femmes déterminées à sortir de l’ombre les violences sexuelles qu’elles ont subies, et à dénoncer leurs agresseurs. Or, comme le souligne Eyja Brynjarsdottir, « si la voix d’une femme peut être réduite au silence et la crédibilité d’une autre mise en doute, il est beaucoup plus difficile de réduire au silence et de mettre en doute “un chœur de voix partageant des histoires similaires” ».

Cette vague, nous la voyons, nous la vivons, la traversons main dans la main avec les femmes qui fréquentent nos organismes et en solidarité avec toutes les victimes qui ont osé briser la loi du silence et revendiquer le droit d’être entendues. La réalité selon laquelle une femme sur trois a été victime d’au moins une agression sexuelle depuis l’âge de 16 ans n’a pour nous rien d’une vague statistique. Nous les côtoyons chaque jour, ces femmes, nous portons nous aussi cette histoire de violences répétées et invisibilisées, nous connaissons leur poids et leurs conséquences sur nos corps, nos relations et nos vies.

Seulement 5 % des crimes sexuels sont déclarés à la police. Parmi ce faible pourcentage, seulement trois plaintes sur 1000 se soldent par une condamnation dans le cas d’agressions sexuelles. Nous savons que la majorité des femmes ne dénoncent pas leurs agresseurs par manque de confiance envers le système de justice, par peur de ne pas être crue, ou par peur de représailles, des peurs que nous aimerions toutes pouvoir laisser derrière nous, mais la réalité nous rappelle rapidement à l’ordre.

Aujourd’hui, quelles conclusions avons-nous collectivement tiré des vagues de dénonciations au travers desquelles la province est passée et considérons-nous davantage la parole des victimes? Peut-on vraiment affirmer qu’il y a eu des changements? Plusieurs initiatives sont certes à saluer, mais il en faudra plus pour que dans l’espace public, nous en ayons fini avec l’ensemble des comportements qui banalisent, excusent et justifient les agressions sexuelles, explicitement ou implicitement, et qui caractérisent ce qu’on appelle la culture du viol.

Un système qui banalise encore

Que faisons-nous lorsqu’une victime porte plainte contre une personne ayant une fonction essentielle ou un poste d’autorité dans nos communautés? Cette question est particulièrement à propos dans le milieu politique, alors que des élus sont accusés d’agression sexuelle et peuvent poursuivre, sans aucune entrave, leur activité politique et représenter notre population sous couvert de présomption d’innocence.

Les gens d’affaires accepteraient-ils d’associer leur nom à un partenaire s’il était sous enquête pour fraude? Les organismes de loisirs, de culture et de sports accepteraient-ils de publier le soutien financier d’un député s’il était accusé de crime contre une personne mineure? Le fait de s’associer publiquement à une personne élue accusée d’agression à caractère sexuel ou d’accepter qu’elle continue de nous représenter, c’est être complice d’un système qui banalise les agressions sexuelles et envoie sans relâche le message aux victimes qu’on ne les croit pas.

Il importe également de rappeler la fonction de nos élues et élus et les responsabilités qui en découlent. En effet, une victime sera certainement réticente à demander de l’aide ou de l’information à son député s’il a été accusé d’agression à caractère sexuel, tout comme les organismes offrant des services de soutien aux victimes. Comment faire entendre nos voix dans les sphères politiques si nos élus ne peuvent plus être des représentants fiables de nos missions?

Il va également sans dire que, comme toute personnalité publique, les personnes élues ont accès à une tribune médiatique influençant grandement l’opinion publique. Il n’est malheureusement pas rare de voir dans les médias une banalisation des accusations d’agressions sexuelles d’élus politiques, qui continuent d’être avantagés par des narratifs et traitements médiatiques se concentrant plutôt sur les louanges de leur carrière et réalisations. Si l’accusé peut se présenter comme un « présumé innocent », la parole de la victime est souvent mise en doute et ne bénéficie pas du même capital de sympathie.

Il est entendu que toute personne accusée est présumée innocente jusqu’à preuve du contraire. Toutefois, il est important de rappeler que la présomption d’innocence est un concept juridique permettant d’éviter de sauter aux conclusions avant la tenue de l’enquête et du procès et de condamner une personne pour un crime qu’elle n’a pas commis. Elle offre à l’accusé une chance de se défendre et de se faire entendre, et sert par le fait même à chercher la vérité dans toute situation. La présomption d’innocence ne devrait pas être utilisée dans le but de présumer que la victime ment, ni à étouffer le débat public face à des questions qui nous concernent toutes et tous.

Dans le cas d’un procès criminel prenant place devant jury, considérant le pouvoir d’influence que détient un ou une élue dans sa communauté, la possibilité qu’un jury composé de citoyens et citoyennes de la communauté locale ne puisse pas assurer un jugement impartial est à prévoir. Pour finir, notons que ce n’est pas parce qu’une accusation ne mène pas à une condamnation qu’elle se révèle systématiquement fausse. En effet, les fausses allégations d’agression sexuelle ne représentent que 2 à 4 % des plaintes, soit la même proportion que pour l’ensemble des crimes de toute nature.

Des exemples à suivre

Considérant leurs fonctions, nos élus devraient représenter un exemple à suivre et se positionner comme porteurs de la voix de la population qu’ils desservent. Face à toutes ces incohérences, comment justifier le fait que nous permettons à une personne élue accusée d’un délit criminel de continuer de représenter sa population ? Un retrait de la vie politique et médiatique le temps que le processus judiciaire suive son cours et que le jugement soit donné, traiterait avec plus de sérieux les accusations portées par les femmes, et les responsabilités de nos élus vis-à-vis de la population qu’ils sont censés servir.

Nous, nous ne doutons pas. Nos pensées vont vers toutes celles qui ont osé dénoncer et qui espèrent que leur histoire sera un jour entendue. Vers toutes celles aussi qui ont choisi le silence pour avancer sur leur chemin de résilience. Vers toutes celles pour qui le jugement a déjà été prononcé et qui doivent désormais apprendre à vivre dans une société qui leur donne tort d’avoir été agressée. Nous qui œuvrons pour les droits, la sécurité et la dignité de toutes les victimes et qui faisons partie de la communauté, nous n’acceptons plus le maintien du statu quo. Nous, peu importe le statut social de ton agresseur, « on est là et on te croit ».

*Les organismes signataires sont : CALACS de l’Est du BSL, La Débrouille, maison d’aide et d’hébergement pour femmes et enfants victimes de violence conjugale, Centre des femmes du Ô Pays, Lac-des-Aigles, Centre-femmes de Rimouski, Table de concertation des groupes de femmes du Bas-Saint-Laurent, L’R des centres de femmes du Québec, Le Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS).

**Pour assurer une meilleure lisibilité du texte et considérant que 96% des agresseurs sont des hommes, nous avons décidé de laisser au masculin le mot « élu » dans le corps du texte.

Cette lettre ouverte a été publiée le 12 mai 2022 par Le Devoir.