Le droit de conscience et le refus de soigner, quelle est la différence?

Publié le: 27 août 2021

par Mélina Castonguay et Marie-Eve Blanchard, appuyées par de nombreuses cosignataires*

À chacune des élections fédérales, une question des plus pertinentes finit par être posée au chef du Parti conservateur — mais non seulement —, soit s’il peut garantir qu’il ne rouvrira pas le débat sur l’avortement s’il est élu.

Voilà qu’en ce début de campagne, la question vient d’être posée, et avec insistance, par plusieurs journalistes. C’est que le chef conservateur, Erin O’Toole, promet dans son programme électoral en ce qui concerne l’avortement et l’aide médicale à mourir de défendre le droit de conscience « des hommes et des femmes admirables qui travaillent dans notre système de santé » en leur permettant de refuser de prodiguer des soins pour lesquels ils s’opposent à cause de convictions morales ou religieuses.

Qu’entend-on par « droit ou liberté de conscience » ? Les termes peuvent sembler honorables, voire glorieux, mais pour qui ? Il nous semble essentiel de faire entendre ce que ces mots signifient vraiment en contexte d’avortement.

Depuis le XXe siècle, le droit ou la liberté de conscience a surtout été appliqué à « l’objection de conscience » qui, en temps de guerre, visait à désigner (et à stigmatiser) toute personne (en majorité des hommes) qui refusait de prendre part aux activités militaires.

Dans le domaine de la santé, on associe depuis peu « l’objection de conscience » à l’aide médicale à mourir (comme s’est empressé de le faire M. O’Toole dans les médias il y a quelques jours). Pourtant, c’est depuis les années 1970 que ce « droit » a été récupéré du domaine militaire pour être appliqué à l’avortement dans le but avoué de rendre socialement tolérable sa légalisation : des législations et des documents-cadres médicaux ont alors introduit ce concept dans leurs textes.

À l’exception du Canada, dans la plupart des pays où l’avortement est légal, c’est l’ajout de cette « clause de conscience » qui a rendu possible la légalisation de l’avortement. Il est temps qu’on se le dise : cette clause achète la bonne conscience des gens, et ce, sur le dos de la santé mentale et physique des femmes qui recourent à l’avortement.

Morbidité

Or, que se passe-t-il lorsqu’on permet, sur papier, à tout professionnel, le droit de refuser de soigner une personne qui demande d’avorter ? On en limite l’accès. Et que se passe-t-il lorsque cet accès est réduit ? Y voit-on une diminution du nombre des avortements, comme plusieurs se complaisent à l’imaginer ? Absolument pas ! C’est plutôt les taux de morbidité et de décès des personnes aux prises avec une grossesse non voulue qui augmentent, sans parler de l’aggravation de leur niveau d’anxiété et de détresse.

Quand une loi permet à un professionnel de la santé de refuser un soin de santé essentiel, le risque est que ce droit au refus de traitement s’étende à toute la chaîne des personnes soignantes, voire à une institution entière, ce qui expose les patientes voulant mettre fin à leur grossesse à un véritable danger. Une telle dérive est malheureusement d’actualité.

Rappelons deux décès survenus dans des pays où l’avortement est légal, mais où la « clause de conscience » s’applique à toute la chaîne des intervenants impliqués dans le cadre d’une interruption de grossesse : Valentina Milluzzo (Italie, 2018) et Savita Halappanavar (Irlande, 2012) sont mortes à la suite de complications liées à leur grossesse qui se poursuivait après que de nombreux professionnels de la santé, dont des médecins, eurent refusé de procéder à l’interruption de grossesse que chacune d’elles requérait.

Deux exemples où la « liberté de conscience » a rendu caduc le droit des femmes à recourir à l’avortement. Deux morts sans doute évitables.

Porter secours

Chaque année dans le monde ont lieu, au bas mot, 300 000 décès maternels évitables. Les avortements non sécuritaires arrivent au deuxième rang des causes de ces décès. Pourtant, les professionnels de la santé sont là pour soigner. Ils ont choisi de pratiquer ce métier.

Dans d’autres sphères de la santé, penserait-on permettre aux professionnels d’occulter certaines portions de leurs services ? « Monsieur, vous avez un cancer de la prostate, mais je ne vous traiterai pas. » Entendons-nous cela ?

Partout, l’avortement demeure stigmatisé, dans la société, dans les écoles de médecine où on n’en valorise pas l’enseignement et chez des professionnels mêmes du milieu de la santé. Certains CISSS ne sont pas en mesure d’offrir des services d’avortement, un acte pourtant mineur sur le plan médical, par manque de professionnels qualifiés pour le faire.

Donner le droit aux professionnels de la santé de ne pas offrir les soins d’avortement revient à les autoriser à ne pas respecter le choix et le droit des personnes à disposer librement de leur corps.

Protéger le « droit de conscience » sans contraindre le professionnel qui refuse d’offrir ses services médicaux à diriger la personne qui les lui a demandés vers un médecin afin de garantir la prestation du service et sa sécurité est irresponsable et dangereux. C’est l’idée que O’Toole défendait jusqu’à tout récemment avant qu’il fasse marche arrière.

Soyons clairs, quand on admet le droit de conscience, c’est qu’on accepte que le corps médical puisse refuser de porter secours à autrui et mette ainsi en jeu la santé mentale et physique des patients. Et ce risque demeure présent, qu’il y ait obligation ou non de diriger la patiente vers un autre médecin.

Voilà le vrai visage du « droit de conscience » que défend le chef du Parti conservateur, Erin O’Toole.

Ce texte a paru dans Le Devoir du 27 août 2021.

* Ont cosigné ce texte :
Coalition pour le droit à l’avortement au Canada
Ludivine Tomasso-Guez (chargée de projet – dossier avortement à la Fédération du Québec pour le planning des naissances)
L’R des centres de femmes du Québec
Lydya Assayag (directrice du Réseau québécois d’action pour la santé des femmes)
Johanne Bilodeau (intervenante au Collectif pour le libre choix)
Johanne Bouchard (pour L’Alliance des femmes)
Emmanuelle Quiviger (coordonnatrice à l’Alternative naissance)
Centre de femmes Les EssentiELLES
Joannie Boivin (pour le Centre de femmes L’Érige)
Marie-Noëlle Cyrenne (pour le Centre de femmes Parmi ELLES)
Céline Casey (coordonnatrice, Centre des Femmes de Forestville)
Aurélie Samoisette (présidente de l’Association des étudiantes sages-femmes du Québec (AESFQ))

Stéphanie Vallée (militante féministe)
Roxanne Nantel (stagiaire en sexologie)
Audrey Clavet (doula à l’avortement et militante féministe)
Maude Chartier (doula à l’avortement)
Catherine Avard (herboriste en périnatalité)
Géraldine Giler (intervenante périnatale)
Brigitte Morin (doula à l’avortement)
Shanie Lapointe (sexologue)
Suzie Allard
Martine Albert (doula à l’avortement)
Claudie Hovington (intervenante)
Claire Dufour (intervenante)
Émilie Théroux (militante féministe)
Eugénie Rompré Brodeur
Karine Savoie (intervenante sociale)
Jacinthe Montplaisir (intervenante)
Maude Côté (sage-femme)
Cynthia Durand (éducatrice périnatale)
Tiffanie Devarenes (doula à l’avortement)
Alexanne Beaudry (sage-femme)
Véronique Ouellet (intervenante)
Marie-Claude St-Laurent (comédienne et autrice)
Audrey Rousseau (professeure)
Marie-Claude Tremblay (militante féministe)
Françoise Hasty (sage-femme), Isabelle Lebire
Naomi Samuel-Leduc
Andrée Rivard (historienne des femmes et de la santé)
Michèle Blondeau (accompagnante)
Manon Lapierre (DO, org. communautaire)
Janick Gauthier (éducatrice spécialisée)
Véronique Pronovost (doctorante en sociologie, U. de Montréal)
Catherine Durand (militante féministe)
Sonia Filion (militante féministe)
Pénélope Bergeron-Lavallée (intervenante)
Claire Newton.